jeudi 28 janvier 2021

CBC/Radio-Canada dans le déni

CBC/Radio-Canada dans le déni

par Alain Saulnier

(D'entrée de jeu, je tiens à souligner que j'ai été, je suis, et je serai toujours un défenseur de Radio-Canada comme service public. J'y crois profondément.)

Du 18 au 28 janvier, se sont tenues les audiences du CRTC pour le renouvellement des licences de diffusion de CBC/Radio-Canada.

Drôle et curieuse situation, pleine de paradoxes. En effet, la direction de CBC/Radio-Canada ne reconnaît pas au CRTC un droit de règlementation pour ses activités numériques. Il faut rappeler que c'est le CRTC qui s’est lui-même mis hors-jeu le 17 mai 1999. (Décision CRTC 17 mai 1999) Internet ne les concernait pas, indiquait à l'époque Françoise Bertrand, la présidente du CRTC. On connaît la puissance du déferlement numérique qui a suivi. 

Depuis lors, CBC/Radio-Canada a également effectué un virage spectaculaire puisque ses activités numériques sont depuis une dizaine d'années en constante progression. De plus, elles génèrent aujourd'hui d'importants revenus publicitaires. Mais, il n'y a pas officiellement pas d'obligation pour CBC/Radio-Canada de rendre des comptes à ce sujet au CRTC.

Toujours est-il que dès le premier jour de sa comparution pour le renouvellement de ses licences, Radio-Canada a demandé un renouvellement des licences de ses médias linéaires, ou si vous préférez, "traditionnels", pour une durée de cinq ans. La raison? CBC/Radio-Canada a besoin de stabilité et exige plus de flexibilité. Soit.

Pourtant, je suis étroitement l’actualité. Or, je sais que d’ici deux à trois années, il y aura probablement d'importants bouleversements qui toucheront CBC/Radio-Canada et le CRTC. C'est qu'une nouvelle Loi sur la diffusion pourrait changer la donne. Rappelons que l'actuelle Loi sur la radiodiffusion date de 1991. Il est donc plus que temps qu'elle embrasse le nouvel univers numérique qui n'existait même pas lorsque Marcel Masse, alors ministre des communications dans le cabinet du gouvernement conservateur de Brian Mulroney, a fait adopter cette loi. Et nous y sommes.

DES CHANGEMENTS EN VUE

Il y a un an, en janvier 2020, le groupe d'experts mandaté par Patrimoine canadien pour faire l'examen de la législation en matière de radiodiffusion et de télécommunications, rendait public son rapport et formulait une liste de recommandations au gouvernement. Si l'on se fie aux recommandations du rapport du groupe d'experts présidé par Janet Yale, le CRTC devrait avoir les pouvoirs réels de règlementer l’ensemble de l’univers numérique, incluant les entreprises étrangères comme les superpuissances numériques américaines. Un premier pas pourra être franchi en ce sens si le projet de loi C-10 déposé récemment par le ministre Stephen Guilbeault était adopté cette année. À ce sujet, ce dernier déclarait, il y a quelques jours, "Ce qu’on vient faire, avec ce projet de loi, c’est donner à notre organisme réglementaire canadien, le CRTC, les pouvoirs nécessaires pour faire en sorte que ces géants du web soient obligés d’investir eux aussi et de respecter les règlements du Canada à ce niveau." (https://danslesmedias.telequebec.tv/emissions/100569791/manon-masse/58327/l-avenir-des-medias-avec-le-ministre-steven-guilbeault). Il donne ainsi suite à l'une des recommandations phare du rapport Yale, soit de fournir au CRTC un pouvoir de règlementation sur toutes les entreprises numériques, étrangères comme canadiennes. 

Par ailleurs, une autre des recommandations importantes du rapport Yale propose rien de moins qu'un retrait graduel de la publicité sur les plateformes de CBC/Radio-Canada. J’en suis, car je considère que la recherche constante de revenus publicitaires est venue teinter les choix de programmation (à l'exception heureuse des émissions d'information qui résistent). Pourtant, comment réagit la direction de CBC/Radio-Canada? Réponse: comme si de rien n'était. Malgré un tel contexte, on se demande comment CBC/Radio-Canada peut ignorer ces futurs rendez-vous législatifs et règlementaires qui viendront chambouler le paysage médiatique? C'est pourtant ce que fait la direction de CBC/Radio-Canada en demandant un renouvellement de ses licences pour cinq autres années? 

En ce qui me concerne, je suis évidemment pour un diffuseur fort, bien financé. Car pour concurrencer les géants du web, nous en aurons vivement besoin. Pour combattre la désinformation, des ressources importantes devront être investies dans un solide service d'information. Des ressources également pour soutenir notre culture, particulièrement la nôtre, celle des francophones du Québec, celle de l’Acadie et de partout au pays. Les superpuissances numériques américaines nous rappellent implacablement que nous sommes minoritaires en Amérique du Nord. En ce sens, nous devons pouvoir compter sur les moyens nécessaires afin de soutenir cette culture, de la déployer et de la faire rayonner. C'est pourquoi je considère que Radio-Canada peut constituer le meilleur atout pour défendre l'information et la culture destinées aux francophones.

Bien entendu, cela nécessite de développer de nouvelles sources de financement en plus de la subvention gouvernementale de Patrimoine canadien. Comment alors? Établir une formule de redevances, comme chez d'autres diffuseurs publics dans le monde? Percevoir un pourcentage de contribution obligatoire chez les géants du web qui utilisent les contenus de CBC/Radio-Canada? C'est à voir. Mais quoi qu'il en soit, pour financer le service public il existe des alternatives à la publicité, de nouvelles voies à explorer. Et pour ce faire, ayons avant toute chose cette nécessaire discussion publique. C'est urgent. 

En ce sens, je diffère d'avis avec ceux (ils se reconnaîtront) qui veulent simplement réduire le financement et la taille de CBC/Radio-Canada pour mieux accaparer ses revenus publicitaires. Je diffère également d'avis avec ceux et celles qui veulent maintenir le statu quo. Voilà où je loge. 

LE CRTC, COMME SI DE RIEN N'ÉTAIT

Ce qui a marqué ces audiences pour le renouvellement des licences de CBC/Radio-Canada, ce sont toutes ces demandes d'éclaircissement posées par les conseillères et son président. Avez-vous des indicateurs de performance, des mesures de rendement sur les résultats d'écoute des plateformes numériques, ou encore sur la diversité dans les émissions, la présence de personnes issues des LGBTQ au sein du personnel et de la haute direction de l'entreprise? Quels sont vos indicateurs de rendement?, a-t-on entendu maintes et maines fois de la part des conseillères du CRTC.

En revanche, je n'ai jamais entendu poser cette question fondamentale: quelle est votre définition du mandat de CBC/Radio-Canada? Comment vous voyez-vous dans trois, cinq ans si vos revenus publicitaires devaient chuter? Quelle relation doit s'établir avec vos concurrents privés? Ces questions qui sont au coeur de la mission du service public, n'ont pas été posées. Pourtant ce sont ces questions auxquelles il faut répondre. 

Car pendant ce temps, les superpuissances numériques américaines continuent à étendre leurs tentacules. Netflix a établi un record d'abonnements depuis le début de la pandémie.  De plus, l'arrivée d'un nouveau joueur au Québec, NOOVO, propriété de Bell, viendra bousculer dès cette année l'espace occupé par Radio-Canada et TVA dans le marché francophone. Cela vaut aussi bien sur les médias linéaires que sur les plateformes numériques. Dans un tel contexte, quelle sera la différence que proposera Radio-Canada à son public? "À quoi sert un service public si c'est pour faire comme les autres?" avais-je écrit lors de mon départ de Radio-Canada en 2012? 

LA TRANSPARENCE A BIEN MEILLEUR GOÛT

Au cours des audiences, plusieurs intervenants ont exigé davantage de transparence dans la gestion de CBC/Radio-Canada. La haute direction s'en est défendue. Pourtant, il y a une culture du secret depuis de nombreuses années au sein de la haute direction de CBC/Radio-Canada. Pour l'anecdote, je soumets un exemple de cette culture trop opaque qui date de l'époque du président directeur général précédent. En 2015, je voulais obtenir le montant alloué par le Président directeur général qui avait entrepris de faire un énième examen afin d'effectuer (encore...) une réforme de la structure organisationnelle de Radio-Canada, en 2014 et 2015. La direction me l'avait alors refusé. Je suis donc allé en appel de cette décision auprès du commissaire à l'information du Canada. J'ai gagné et enfin obtenu l'information... le 8 janvier 2021. On m'a fourni l'information. Vous voulez la réponse? La dépense allouée à une entreprise spécialisée pour ce changement de structure qui a fait long feu, c'est 2,064,780$... 

RADIO-CANADA, UN OUTIL POUR LES FRANCOPHONES

Mais revenons au rôle de Radio-Canada pour les francophones de ce pays.

J’ai écouté la présidente Catherine Tait et le vice-président des services français Michel Bissonnette, dire qu’ils souhaitaient que Radio-Canada soit un rempart contre Netflix et les géants du web. J’en suis ravi. C’est aussi ce que je dis depuis plusieurs années. Radio-Canada est un joyau qui peut constituer un formidable rempart contre la domination des géants américains du web qui nous imposent la culture anglo-américaine, à nous francophones du Québec et de partout au pays. 


Par contre, j’ajoute que pour ce faire, Radio-Canada doit être plus distinct, plus différent qu’il ne l’est depuis quelques années. Pourquoi? Parce que la commercialisation à outrance des contenus de Radio-Canada est venue réduire ce qui fait sa différence. Il y a maintenant de la publicité à la télé et en abondance sur toutes les plateformes numériques, comme dans les médias privés. En fait, on cherche constamment de nouvelles manières, "créatives", comme on dit dans le jargon du milieu, d'accumuler d'autres revenus commerciaux et publicitaires. Qu'on le veuille ou non, cela vient inévitablement teinter les contenus et l'image de CBC/Radio-Canada. 


C'est ainsi que la direction du Groupe Revenus compte maintenant sur quelques trois cents personnes qui s'activent à la quête de revenus commerciaux et publicitaires et pour satisfaire l'appétit des "clients". Disons les choses clairement: cette division de CBC/Radio-Canada en mène trop large dans l'entreprise. On fait trop de commerce et malheureusement pas assez de contenus publics. 


OPÉRATION TANDEM

Par exemple, voilà que Radio-Canada/CBC pousse encore plus loin la mesure et propose de se lancer dans cette malheureuse aventure de publicité déguisée "Tandem". Pourquoi donc? On répond que c’est parce que toutes les entreprises de diffusion et de publication le font. Mais Radio-Canada ne devrait-il pas se distinguer là aussi en évitant de copier les pratiques de publicité déguisée développées par les médias privés? 


Soyons clair: Tandem, c'est de la publicité déguisée en information. Pourquoi faire de la publicité déguisée en information? Parce que ça fait plus crédible. Et plus encore, si cette publicité déguisée en information ne loge pas trop loin de l'environnement de l'information à Radio-Canada. Mais l'information, n'est-ce pas le coeur de la marque Radio-Canada? Prenons un exemple pour bien comprendre. L'automne dernier, une grande banque a produit des contenus de marque avec Radio-Canada Tandem. Si on visite la page d'accueil développée à l'intention de cette banque, on distingue bien le logo et l'appellation "radio-canada.ca", tout en haut, à gauche de l'écran. Or, quelle est donc cette banque? Cette banque qui se paie de belles pages de crédibilité est la même banque qui a fait l'objet de reportages à l'émission Enquête et au Téléjournal, en septembre dernier. Pour quelles raisons y faire la manchette? Parce que cette banque est soupçonnée d'avoir participé à de nombreuses transactions douteuses impliquant  des fonds "suspects". Autre exemple, encore récemment, on diffusait à la télévision de Radio-Canada une publicité qui fait la promotion d'une entreprise de casino en ligne. Mais où sommes-nous? À Radio-Canada? Vraiment?


C'est à mon avis la preuve qu'on ne peut faire confiance à un Groupe Revenus pour établir la ligne éditoriale de Radio-Canada et du coup, protéger son image de marque. Qu'est-ce qui compte? L'image de Radio-Canada ou celle des clients du Groupe Revenus.


De fait, c'est la démonstration que la quête de revenus publicitaires à tout prix vient teinter, voire jusqu'à dénaturer l'image du service public. C'est la raison pour laquelle je soutiens l'idée que Radio-Canada doit  retirer progressivement la publicité de ses contenus. C'est précisément la recommandation du Rapport Yale sur le cadre législatif de la radiodiffusion et des télécommunications publié en janvier 2020. Mais, en contrepartie, il faut s'atteler à la tâche de trouver un bon modèle de financement pour faire énergiquement face aux superpuissances numériques américaines. Ça existe, ça se trouve. Il faut en discuter et surtout arrêter de se mettre la tête dans le sol comme l'autruche. Arrêtons de dire que c'est impossible, et qu'il vaut mieux ne pas toucher à ce château de cartes. Pour ma part, je suggère de recourir à la publicité sur les plateformes de Radio-Canada que lors de grands événements de prestige.


La journée de clôture des audiences était décevante. Radio-Canada aurait pu en profiter pour répliquer aux critiques soulevées par les intervenants, mais non. Elle s'est conclue sans que les conseillères reviennent sur les questions de fond. Par exemple, malgré les craintes exprimées par une douzaine d'intervenants sur le modèle de publicité Tandem, aucune question n'a été posée à la direction de CBC/Radio-Canada lors de cette dernière journée consacrée à la réplique. En lieu et place, les conseillères se sont attardées aux questions de doublage des émissions pour enfants. Oui, mais...Ou encore, quelles sont les méthodes de calcul, les indicateurs de rendement pour établir les données sur les programmes d'intérêt national. Ou pour garantir la diversité dans la production et dans l'entreprise.


Après avoir suivi l'ensemble de ces audiences du CRTC, une seule conclusion s'impose à la suite des audiences pour le renouvellement des licences de CBC/Radio-Canada: sa direction est tout simplement dans le déni. Certes, on favorise une stratégie de migration vers le numérique pour les nouvelles générations, ce qui est louable et essentiel. Mais pour y offrir quels contenus distincts? On en parle trop peu, comme s'il n'y avait pas un besoin pressant de repenser son mandat et sa mission. On adopte le statu quo, dans un nouvel espace numérique, sans plus. Pourtant, ce débat de fond devra bien se tenir un jour, non? Comment se distinguer lorsque la dépendance à la publicité est aussi puissante, j'oserais écrire "pesante" dans cette organisation?


C’est la raison pour laquelle, au lieu d'accepter une licence de cinq années, les agendas de tous devraient s'arrimer à l’adoption prochaine des changements apportés à la Loi sur la radiodiffusion. Notamment, en s'inspirant des recommandations du rapport de Janet Yale. Ces changements proposeront, je le souhaite, un mandat actualisé à l'univers numérique et une "mission 2021" pour CBC/Radio-Canada. Par conséquent, je propose que le CRTC limite leurs licences à trois années plutôt que cinq. 


Cette transition permettra au nouveau cadre législatif et règlementaire de se mettre en place. Elle permettra aussi à Radio-Canada d'être pro-actif et de réfléchir à un nouveau type de service public, peut-être sans publicité et avec un nouveau modèle d'affaires. Il vaut mieux prendre les devants et participer de façon constructive au débat sur cet avenir. Et d'ici là, participons à ce débat, creusons-nous les méninges afin de trouver d'autres modèles de financement du service public. Il en existe ailleurs dans le monde. D'autres peuvent s'inventer.


Le timing est bon pour tenir ce débat de fond. Depuis trente ans, nous attendons une nouvelle Loi sur la radiodiffusion et sur Radio-Canada. Il est plus que temps d'opérer un virage pour contrer les superpuissances numériques américaines. Radio-Canada peut et doit encore jouer un rôle majeur pour la culture et l'information destinées aux francophones. Il y a urgence, les GAFAM ne nous feront pas de quartier.


Alain Saulnier, 28 janvier 2021

1 commentaire:

  1. Texte inspirant, si il en est un! Merci! Je partage(m'as te faire de la pub :)).... un gars qui pense que nos médias publique sont essentiels pour notre démocratie,notre identité et notre langue

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