Mémoire déposé à
la Commission de la culture et de l’éducation
Notes sur
l’auteur
Alain Saulnier est professeur invité au département de communication de l’Université de Montréal. Il y est actuellement directeur par intérim du programme de DÉSS en Journalisme. Auparavant, il a été journaliste durant plus de trente ans. Il a également consacré une grande partie de sa carrière à militer pour un journalisme de qualité au Québec, tant au sein des entreprises de presse qu'au sein des organisations professionnelles de journalistes. Ainsi, c'est sous sa présidence à la Fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ) qu'a été adopté le premier Guide de déontologie de la profession journalistique au Québec.
Après avoir
été journaliste et réalisateur dans plusieurs émissions d'information à la
télévision, Alain Saulnier a dirigé le service d'information radio de
Radio-Canada à compter de 1999, puis l'ensemble des services français
d'information de 2006 à 2012. Comme
directeur général, il a proposé au service de l'information de Radio-Canada une
vision misant sur le journalisme d'enquête, ce qui a contribué à lever le voile
sur les scandales dans l'industrie de la construction au Québec, sur la
corruption, sur le financement occulte des partis politiques et d'autres sujets
importants. C’est sous sa direction que l’émission Enquête a été créée.
Depuis septembre
2012, Alain Saulnier enseigne le journalisme à l'Université de Montréal pour le
programme de DESS en journalisme. En septembre 2013, il est aussi devenu
producteur délégué de l'émission Arrêt sur le monde, produite par le
CÉRIUM (Centre d’études et de recherches internationales de l’Université de
Montréal) et diffusée à Savoir Média.
En novembre
2014, il a publié Ici ÉTAIT Radio-Canada
aux Éditions Boréal, un livre qui a eu un impact important sur l'avenir du
diffuseur public. Une édition anglaise, Losing our voice, Radio-Canada under
siege, a été publiée en 2015. Il a également contribué à plusieurs ouvrages
collectifs sur le journalisme.
Il a assumé
la direction des contenus au magazine du journalisme Le Trente de 2015 à 2017. Il est aujourd’hui conseiller auprès du
Groupe de recherche universitaire sur la radicalisation menant à la violence et
les médias, sous la direction de Solange Lefebvre.
Alain
Saulnier est un expert reconnu et un commentateur en journalisme et médias dans
plusieurs émissions et publications au Québec. Il siège aux conseils
d’administration du journal Le Devoir et du Groupe, Femmes, Politique et
Démocratie.
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Introduction
Dans un premier temps, il nous faut considérer
que la culture et les médias sont indissociables, l’un de l’autre.
L’information et la culture font face aux mêmes défis et enjeux liés à
l’univers numérique dominé par les superpuissances du web.
Dans ce mémoire, il m’apparaît essentiel de
dresser un portrait global de ces enjeux.
À mon avis, il n’est plus possible de tenter de
résoudre les problèmes, un à un, selon le palier de gouvernement auquel nous
faisons référence. La répartition des pouvoirs entre le gouvernement du Québec
et celui du Canada ne doit pas constituer un obstacle pour développer une
stratégie globale afin de protéger la culture et les médias du Québec.
Le gouvernement du Québec possède trop peu de
pouvoirs pour contrer l’omnipuissance des géants du web et les enjeux de l’ère
numérique afin d’assurer une protection de nos médias et de notre culture.
Les pouvoirs qui relèvent du gouvernement fédéral
échappent donc au contrôle du gouvernement québécois. Néanmoins, les deux
paliers de gouvernement devront conjuguer leurs efforts pour une stratégie
globale. C’est la raison pour laquelle je soulignerai tout au long de ce
mémoire que le gouvernement québécois doit presser celui d’Ottawa à mettre fin
au laxisme ambiant à l’égard des superpuissances numériques étrangères pour
mener à bien une stratégie globale puissante. Ainsi, je soulignerai tous les
champs d’action sur lesquels le gouvernement du Québec doit agir ou presser le
gouvernement fédéral à s’inscrire dans une politique adéquate dans les champs
de compétence fédérale.
La
cohabitation avec les superpuissances numériques
Le 3 mai dernier, l’Assemblée Nationale adoptait
à l’unanimité une motion demandant au gouvernement québécois d’orienter ses
investissements publicitaires vers les médias québécois. Une manière d’éviter
de nourrir davantage les réseaux sociaux comme FACEBOOK.
C’est qu’au fil des ans, les gouvernements
québécois et canadien ont malheureusement privilégié le géant du web FACEBOOK
pour leurs investissements publicitaires. Cela a eu des conséquences
importantes sur nos médias.
Nos gouvernements ne font que suivre la vague.
Les superpuissances du web établissent leur hégémonie sur l’ensemble du
territoire. Laissés pour compte, les médias voient leur modèle d’affaires
traditionnel leur échapper au profit de Google et Facebook qui accaparent plus
de 70% des recettes publicitaires, selon l’étude « Le miroir éclaté »
publié en janvier 2017.
En 2019, on parle plutôt de
80%.
Autre réalité, depuis dix
ans : 71% des Canadiens francophones de moins de 35 ans et 55% tous âges
confondus se tournent vers Facebook comme porte d'entrée vers l'information,
selon le Digital News report Canada 2017. [10]. Le déclin de nos
médias locaux et nationaux s’annonce pour l’avenir plus important qu’on ne le
croyait.
Le géant du web Facebook prétend
offrir la visibilité aux textes et reportages des journalistes de nos médias,
mais s’approprie du même coup des revenus publicitaires. Quant aux droits
d’auteur, on repassera.
Tout récemment, un nouveau joueur
est débarqué sur le terrain de jeu des médias, Apple News, qui offre une
vitrine d’informations provenant de nos médias nationaux…et locaux. « Si
vous ne pouvez pas les battre, rejoignez leurs rangs », se sont dits les
médias participants. On verra si ce partenariat sera équitable pour les médias
qui ont décidé de les rejoindre. Nul média n’est à l’abri des tentacules des
superpuissances du web.
Le déclin des médias
Devant l’affaiblissement de leur
modèle d’affaires, les médias n’ont pu faire autrement que de restructurer
leurs entreprises. 43% des emplois du secteur des médias ont été perdus entre
2009 et 2015 ! Il n’est pas exclu que nous assistions à la disparition
prochaine de certains quotidiens tant le modèle d’affaires est culbuté par les
géants du web. Certains ont abandonné le papier, se tournent vers la
philanthropie et presse les gouvernements de leur offrir de l’aide pour opérer
la transition numérique. Tous cherchent la recette miracle.
L’autre conséquence de l’emprise
des superpuissances numériques telle que Facebook, c’est la prolifération de
fausses nouvelles. Par son emprise sur le web, Facebook est en train de gagner
la guerre de l’information …et de la désinformation au détriment des médias
locaux et nationaux.
Or, cette offensive n’est pas à
la veille de se terminer.
Les grands réseaux écrasent tout
sur leur passage. Le nombre d’utilisateurs augmente sans cesse.
Et on se dirige droit vers un mur
car Le Devoir titrait en juin 2018 que 90% des 18-34 ans s’informaient surtout
sur les plateformes numériques. La bataille est-elle perdue ?
Les superpuissances numériques étrangères
Ce phénomène touche tout le monde,
comme en témoigne ce tableau : 1,5 milliard d’utilisateurs par mois
passent par You tube pour s’informer et avoir accès à des contenus culturels en
vidéo. 2,3 milliards d’utilisateurs par mois pour Facebook qui a ajouté, lui
aussi, un volet vidéo à son offre de contenus.
Que pouvons-nous faire devant une telle
puissance ?
Si notre stratégie pour contrer les dégâts causés
par les superpuissances numériques est de chercher des solutions, parcelle par
parcelle, région par région, nous n’en viendrons pas à bout. Certes, des
mesures ponctuelles aideront, mais ce sera insuffisant. On ne panse pas une blessure ouverte avec un simple sparadrap.
C’est un fait reconnu, les superpuissances
numériques ne font pas de quartier et c’est loin d’être fini.
Le prochain tableau démontre l’explosion des
chiffres d’affaires des grandes superpuissances en même temps que ces dernières
marginalisent nos médias et notre culture :
Avec un total de 800 milliards de chiffres
d’affaires, les membres du GAFAM possèdent d’immenses fortunes, plus
importantes que le produit national brut de plusieurs États dans le monde. En
fait, c’est l’équivalent du PNB combiné de la Belgique et de la République
Tchèque.
La
question qui tue : « Sommes-nous de taille pour mener un tel combat ? »
À cette question, je réponds oui. Par contre,
nous devrons développer une stratégie et une politique globale pour réussir. Il
est impossible de faire fi de la puissance des géants numériques. En revanche,
il est essentiel de trouver les bonnes formules de cohabitation. Pour
l’instant, les véritables propriétaires d’internet, ce sont ces quatre géants
qu’on appelle GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon). 55% de la vie numérique
passe par ces quatre géants.
[11]www.ppforum.ca/fr/publications/le-miroir-%C3%A9clat%C3%A9-nouvelles-d%C3%A9mocratie-et-confiance-dans-l%E2%80%99%C3%A8re-num%C3%A9rique
[12]http://www.ledevoir.com/societe/medias/513401/la-presse-ecrite-en-peril-le-gouvernement-trudeau-doit-agir
[13] http://affaires.lapresse.ca/economie/marketing-et-publicite/201612/12/01-5050771-depenses-publicitaires-ottawa-priorise-le-numerique.php
[14] http://www.ledevoir.com/culture/actualites-culturelles/508732/lexique-fiscal-de-la-culture-numerique
Il faut une
stratégie globale de tous les paliers de gouvernement pour cohabiter avec les
superpuissances numériques
Voici quelques recommandations pour le Gouvernement du
Québec
- Établir des règles d’équité fiscale
- Assujettir les puissances numériques étrangères aux
taxes et percevoir les impôts qui sont redevables sur le territoire québécois
- Aide à la presse régionale et nationale :
mesures financières pour favoriser la transition vers le numérique
- Favoriser les Investissements publicitaires dans les
médias locaux et nationaux plutôt que sur Facebook
- En éducation : offrir dans toutes les régions
du Québec des formations d’éducation aux médias et à l’information dans le
cadre de cours à la citoyenneté des jeunes du niveau secondaire. Cette formation
est également destinée à se prémunir contre les fausses nouvelles. Voir le
projet développé par la FPJQ : https://www.sciencepresse.qc.ca/education-aux-medias
- Travailler de concert avec l’Organisation de la
Francophonie afin de favoriser le rayonnement de nos médias et de notre
culture.
- Collaborer en particulier avec nos partenaires
européens en vue de recenser les meilleures pratiques d’encadrement des
superpuissances numériques ailleurs dans le monde.
Enfin, toute stratégie globale ne peut se faire qu’en
coordonnant l’action de tous les paliers de gouvernements. Québec, Ottawa
doivent travailler ensemble afin de conjuguer leurs efforts sur les plans
fiscal et législatif de même qu’en matière de règlementation de la diffusion
numérique.
Les principes
directeurs
1. Réhabiliter la souveraineté culturelle
du Canada et du Québec dans le nouvel environnement numérique dominé par les
puissances étrangères du web. C’est là, notamment, le plus important défi pour
la future loi sur la diffusion au Canada.
2. Mettre en application la politique
culturelle du Québec adoptée en 2018.
3. L’exception culturelle francophone au
Canada et en Amérique doit être solidement protégée dans ce nouvel écosystème
dominé par les superpuissances numériques. Des accords internationaux sont nécessaires
pour maintenir cet espace obtenu lors des négociations au sein de l’UNESCO en
juin 2005.
4. De fortes actions doivent être prises
afin de faire rayonner notre culture et favoriser l’exportation de nos
créations partout dans le monde.
5. Internet
doit désormais être considéré comme un service essentiel pour la vie
démocratique en information et en culture dans toutes les régions du Québec.
6. Réguler la tarification des accès de
services internet sur l’ensemble du territoire québécois.
7. Le principe de dualité linguistique
doit faire partie intégrante de la future loi sur la diffusion au Canada et
tenir compte des spécificités du marché francophone.
8. Une attention particulière doit être
accordée aux cultures autochtones partout au Québec dans un esprit de
rattrapage et de réparation.
9. Le Québec doit soutenir l’autorité règlementaire
du CRTC sur tous les modes de diffusion et de distribution sur le territoire
canadien. Dérèglementer le secteur des médias et des communications serait une grave
erreur. Plusieurs grands joueurs de la câblodistribution au Canada militent en
ce sens.
10.
Le gouvernement du Québec doit encourager le
gouvernement canadien à soutenir et renforcer Radio-Canada comme diffuseur
public au pays.
11.
De même, le gouvernement du Québec doit renforcer la
mission de Télé-Québec sur tout le territoire, dans toutes les régions, afin de
faire rayonner la culture.
12.
Nos diffuseurs publics doivent mieux préciser leurs
mandats afin qu’ils deviennent de solides remparts pour contrer les géants du
web tout en distinguant des médias privés en matière d’information et de
culture. Planifier une stratégie de retrait progressif de la publicité des
services publics afin de mieux appuyer le modèle d’affaires du secteur privé
des médias. En retour, on peut s’inspirer des formules de redevances développées
ailleurs dans le monde.
13.
Le gouvernement du Québec doit soutenir les droits
d’auteur et la propriété intellectuelle. Un défi pour soutenir la création ici
au pays.
14.
Assurer la protection des données personnelles qui
sont sous contrôle des superpuissances du web.
15.
Affirmer la neutralité du WEB.
16.
Nos lois et règlements doivent fournir un certain
contrôle sur les algorithmes, l’intelligence artificielle, ainsi que favoriser
la « découvrabilité » de nos
contenus.
17.
Sur le plan politique, les gouvernements du Canada et
du Québec doivent favoriser les alliances au sein de la Francophonie et faire
rayonner la culture francophone à l’étranger.
18.
Enfin, le consensus est clair: il faut établir une
équité fiscale entre les superpuissances du web et les entreprises d’ici. Ce défi
appartient aux deux paliers de gouvernements, provincial et fédéral.
Beaucoup de pain sur la planche…
Alain Saulnier, 6 mai 2019
Professeur invité
Département de communication
Université de Montréal
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